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Les écrits de notre grand-père Paul Tordo

  • Paul Trehin
  • 21 mars 2020
  • 47 min de lecture

Dernière mise à jour : 23 avr. 2020


J'ai retrouvé récemment dans une grande enveloppe une liasse de feuillets manuscrits, sur lesquels j'ai reconnu immédiatement l'écriture, si régulière et lisible, avec ses pleins et ses déliés dont voici un exemplaire


Cette écriture est celle de mon grand-père, Paul Tordo, né en 1883.

Il a rédigé ainsi une série de chroniques, adressée : "A mes petits-enfants". Elles évoquent ses souvenirs d'enfance, les récits, les traditions et les personnes de Cagnes sur mer.

J'ai entrepris de les retranscrire, en restant au plus près de l'original même lorsque la ponctuation ou les majuscules semblaient un peu "démodés" !


Qui était-il ?


Paul Tordo sur les escaliers du château

Paul (pépé) Tordo, mon grand-père maternel, est né à Cagnes sur Mer en 1883. C’est de lui que je tiens mon prénom.


Son père, Charles Tordo, venait du village de Falicon où il était boulanger. Il s’installa à Cagnes sur Mer pour y fonder une boulangerie bien avant la naissance de mon grand-père. Il se maria et eut quatre fils : Alexandre, Jean, Thomas et Paul.


Comme ses frères, mon grand-père dès son enfance a participé largement à la vie de à la boulangerie, qui faisait aussi office d’épicerie. Ensuite chaque frère a continué sa route : Jean a créé une fabrique de pâtes alimentaires pour fournir son père, Alexandre a eu une vie aventureuse, Thomas, ayant échappé à la conscription grâce au tirage au sort, fit divers métiers puis resta gérer tranquillement ses affaires dans l’immeuble familial.


Paul, quant à lui, après quelques années pendant lesquelles il fut prisonnier en Allemagne, épousa une Cagnoise originaire de Lantosque, et travailla pour une usine de carrelages en ciment comprimé basée à Monaco. Il en créa la branche cagnoise qui devint « Les Carrelages Tordo ». Pépé Tordo en assura la direction jusque dans les années cinquante.


Conseiller municipal, c’est sous son égide que fut racheté le château Grimaldi par la municipalité (comme en témoigne une plaque à l’entrée du château).


Féru de pêche, longtemps président des « amis de la gaule » il écrivit longtemps dans la revue Chasse et Pèche des billets sur ce sujet qu’il signait « Pepe Tounin »


Mes frères Jean et Pierre, ma sœur Madeleine, moi-même, nos enfants et petits-enfants sont les uniques descendants encore en vie de cette fratrie.


Ces témoignages ne sont pas directement datés, mais ont sans doute été écrits dans les années soixante. Certains relatent des témoignages très anciens, transmis par les grands-parents de notre grand père.


Les premiers textes concernent l'histoire de Cagnes à la grande époque des artistes.


  • Cagnes, cité des peintres

  • Monsieur Emile Wéry

  • Monsieur Morel de Tangry


Ensuite, par ordre d'apparition à l'écran ...


  • Les surnoms des vieilles familles Cagnoises

  • Une description de la vie et les distractions au village

  • Les farces villageoises

  • L'alimentation

  • Les Charlatans

  • Les cirques ambulants


Nouveaux textes publiés le 19 avril 2020


  • La gloria

  • La langue provençale : les oignons

  • Transports et communications


D'autres (encore nombreux) textes sont à venir, ils seront publiés au fur et à mesure de leur retranscription...




Cagnes, cité des peintres


Comment, dites-vous, Cagnes est devenue la Cité des Peintres au point, que l'on ait pu dire, sans trop d'exagération que des bataillons de chevalets semblaient donner l'assaut à la bourgade et que chaque dégagement, chaque placette, donnait asile à un, sinon plusieurs, paysagistes de talent ?


Je n'ai point la prétention de découvrir une époque et, en termes lapidaires, en faire l’historique, mais plus modestement, je vais tâcher de vous dépeindre, simplement ce que mes yeux d'adolescent ont vu … ou cru voir.


Tout d'abord situons le paysage, l'ambiance, le climat : Nice était, comme il se doit, la perle de la Côte d'Azur, avec des fêtes de réjouissance d'un faste inouï tandis que Cagnes perdait peu à peu son caractère ancestral de bourgade rurale voué aux exploitations maraîchères où agricoles pour devenir en quelque sorte banlieue de son opulente voisine.


Mais tout n'y était pas, pour autant, fastes, orgies, ou débauches. Une pléiade d'artistes fuyait le tumulte des foules, pour rechercher dans les environs, des points de vue, des sites, des paysages, auxquels la luminosité du ciel donnait un éclat et un relief particulier. Le bourg, à ce moment, n'avait pas subi les transformations, qui, dans un sens, l’ont embelli, mais lui ont enlevé, pour une large part, son caractère moyen-âgeux, qui, avec ses vieilles pierres, ses ruelles tortueuses, ses carrefours, ses voutes et ses portiques, lui conféraient un charme pittoresque, fort apprécié des artistes-peintres lesquels, trouvaient là, un thème inépuisable, nombreux furent ceux qui s’y fixèrent, ne fusse que par un pied-à-terre, où ils résidaient pendant l'automne et l'hiver.


Nous avons sûrement côtoyé, quantité de ces artistes, aujourd'hui célèbres cités comme des maîtres de la peinture moderne : Émile Wéry, Félix Ziem, Cyrille Besset, Auguste Renoir, Degas, Monet nous les avons certainement frôlés, sans en être le moins du monde impressionnés : comment voulez-vous que les gamins que nous étions, aient pu apprécier leur talent par des toiles, admirables certes, qui prenaient corps sous nos yeux, alors que des personnes d'âge mûr, hautement qualifiées pour en juger, demeuraient sceptiques, semblaient les ignorer ou en contestaient la facture, et que les peintres eux-mêmes, doutaient de la valeur artistique de leurs œuvres.


Voyez-vous la célébrité et la confirmation d'un talent ne viennent que plus tard, … trop tard, hélas, pour que l’artiste y puisse trouver la satisfaction matérielle et morale d'une vie de labeur toute consacrée à la perfection, telle qu’il la conçoit, et qui, à ses yeux, se dérobe sans cesse ; Je me remémore non sans émotion le cri du cœur de l’un d’eux, sculpteur réellement doué : « L'argent est secondaire mais l'art, mon cher, est tout pour nous, l'on souffre pour l'art, comme l’alpiniste en face d'un pic inviolé, qu'il rêve d'atteindre et dont l'impossible escalade le hante et semble le défier, jour et nuit. » Oui l’on souffre et l'on meurt pour l'art !... celui-là, grand incompris, finit par le suicide : paix à sa mémoire !


Quelques-uns de ces artistes ont laissé à mon esprit un souvenir précis. Ainsi je revois très bien la silhouette de monsieur Cyrille Besset, l‘ami des écoliers, qu'à ce titre nous saluions d'enthousiasme : jovial, fin, racé ; nous l’accueillions à l'automne avec un réel plaisir, je le revois surtout un jour où l’un de mes petits camarades, admirant le tableau en cours d'exécution, s'écria : « dis Monsieur Besset, c'est toi qui a fait ça ? … C’est pas mal tu sais ! mais si je déposais ce brin de paille sur ce mur serais-tu capable de le mettre sur ta toile ? … Mais oui mon gars ! vas-y ! et un geste vif, d'un seul trait de son pinceau fin, le fétu de paille se trouva campé en bonne place, si vrai, si naturel, que mon brave ami ne pût que battre des mains et esquisser un pas de danse, en guise de satisfaction.


Que dire de monsieur Félix Ziem, ce grand coloriste, qui vers la fin de sa carrière habitait Carras, alors faubourg de Nice, avec son agglomération de pêcheurs. Il prenait plaisir à accomplir le trajet pour venir déguster chez nous une brioche ou une tartelette, ma mère se faisait un devoir de lui offrir une tasse de thé ou de café. Je ne saurais le dépeindre autrement qu'un bon petit bourgeois aux allures discrètes, aux gestes mesurés, presque timides, aux yeux vifs qui brillaient d'un éclat particulier lorsque la conversation s’orientait vers son art : alors, avec quel enthousiasme il dépeignait les paysages lumineux d'Italie, de Venise en particulier ; et la Turquie donc ! Constantinople avec ses coucher de soleil, sur le Bosphore, comme il savait trouver les mots, les expressions, la mimique même ; si bien qu’à mes yeux d'adolescent les voiles blanches prenaient forme, se gonflaient sous la brise, les barques voguaient dans le bruit, sur la mer calmée, les quais, les palais merveilleux, les minarets et les dômes des mosquées surgissaient, étincelants, dans la lumière dorée du soleil couchant ; le romantisme aidant, j'y voyais des pachas, des sultans, des houris voilées, se glissant silencieuses comme des ombres (telles des sœurs de charité dans leur cloître) à travers des ruelles à portique, des maisons à arcade décorées de fenêtre à moucharabiehs, en traînant à leur suite, en enivrantes effluves, tous les capiteux parfums de l’Orient.


Quels miracles peut créer l'imagination juvénile !


Nous avons mieux connu encore la famille de monsieur Auguste Renoir, qui comptait parmi nos meilleurs clients. Autant qu'il me souvient c'était déjà un familier de la Côte d'Azur, lorsqu'il vint à Cagnes vers 1878 à l'hôtel Savournin, en compagnie de monsieur Ferdinand Deconchy, artiste peintre lui-même, et qui fut, par la suite, (en mai 1912) élu maire de Cagnes. Monsieur Renoir désirait habiter la Côte, avec toute sa famille, au moins pendant la saison froide, il y était sollicité par de nombreux amis qui lui vantaient les charmes de Villefranche, Beaulieu, Cannes ou Menton, il tenait pourtant Cagnes en particulière estime et l’un de nos concitoyens Monsieur Ferdinand Isnard proche parent de monsieur Savournin lui loua une partie de l'immeuble qui constitue la mairie actuelle : c'est là que nous les avons connus : Monsieur, Madame et leurs enfants : Pierre, Jean et Claude (Coco pour les familiers) sans oublier Mademoiselle Gabrielle, le factotum de la maison. Cousine éloignée, nous disait -on : elle était d'une activité débordante, tour à tour modèle, bonne d'enfants, gouvernante, femme de confiance, toujours souriante, toujours alerte et gaie.


Monsieur Renoir, très simple, reflétait la bonhomie, qu'il pratiquait d'ailleurs sans ostentation, au sein de sa famille, comme parmi ses amis : très bon, tout à fait désintéressé, il paraissait parfois soucieux, comme s'il était à la poursuite de solutions à trouver à des problèmes absorbants : peut-être était-il tout aussi préoccupé par la recherche de la perfection, dans son art, que tracassé par les premières atteintes de son mal, l’arthrite déformante, qui fut par la suite le tourment de sa vie.


Madame Renoir, d'une corpulence moyenne, plutôt forte, mère modèle, se révélait plus réaliste, non point qu'elle fût avare ou prodigue mais elle conservait, avec une physionomie souriante, l'équilibre remarquable et les principes de la vraie maîtresse de maison.

Ils vinrent donc, pendant de multiples saisons à Cagnes, puis se décidèrent à acquérir la propriété des Colettes (musée Renoir actuel) et confièrent le soin d’édifier leur villa à monsieur Béraudo (dit Bérard) entrepreneur bien connu à l'époque.


Il faut dire, qu'entre-temps, monsieur Renoir jugea à propos d'installer son atelier dans l'appartement que j'occupe actuellement, 34 avenue de la Gare[1]. La partie sud-est comportait une baie vitrée sur toute sa longueur, c’est dire qu’à ce deuxième étage la lumière y était largement dispensée : la vue s'étendait sans obstacle sur un océan de verdure, prairies et grands arbres bordant la voie ferrée d’où seuls émergeaient à l'est les toits de deux à trois constructions, paysage donc lumineux et reposant tout à la fois .


Comme mobilier fort peu de choses : un lit de camp, quelques chaises une table, c'est là que le maître travailla pendant plusieurs saisons en attendant que sa villa des Collette fut construite et aménagée. Il me souvient d'un fait bénin mais amusant en soi : Ma mère, que je revois derrière son comptoir, toute menue, avec ses traits fins, son teint pâle, était tellement attachée à son commerce qu’elle ne sortait pratiquement jamais, et craignait d'être éblouie par les rayons du soleil, au point qu'elle arborait, l’été : un grand chapeau de paille souple, à large bords, l'hiver, un ample fichu qui lui enveloppait la tête et les épaules, elle présentait ainsi une silhouette assez inusitée aux apparences de Madone, si bien qu'un jour, Monsieur Renoir lui proposa de faire son portrait ; elle en fut offusquée, pensez donc : son portrait ! bien que toute habillée et même recouverte de son grand fichu, comme d’une armure, c’eut été la pire des inconvenances, que diraient les gens ? il fallait laisser ça aux jeunes effrontées, écervelées, sans pudeur ! Elle refusa donc poliment, mais fermement, au nom de la morale ; cela fit sourire le maître, qui n’insista pas, et cela vous permettra de juger de l'évolution des mœurs, mais c'est aussi la raison pour laquelle dans les œuvres du maître impressionniste ne figurera jamais la silhouette de la « dame au grand fichu » et c’est bien dommage.


Dans l'énumération des membres de la famille, je n'aurais garde d'oublier notre sympathique ami monsieur Eugène Renoir, le frère du grand peintre, que familièrement nous appelions monsieur Ugène ; après une longue carrière dans l'armée, il avait atteint l'âge de la retraite et accumulé tant de souvenirs, que notre grand plaisir était de lui faire évoquer ses campagnes lointaines d’Asie ou d’Afrique, quel homme charmant et que d’agréables soirées passées en sa compagnie.


Mais revenons à Monsieur Auguste Renoir, deux constatations m’ont profondément attristé : la première est que toutes les illustrations donnent son portrait aux derniers jours de sa laborieuse existence, sous les traits d’un vieillard infirme, se trainant dans un fauteuil à roulettes, un pinceau lié à sa pauvre main crispée, toute déformée par l’arthrite, n’eut-il pas mieux valu donner de lui, le portrait du temps où il était en pleine forme, en possession de tous ses moyens, dans la plénitude de son talent, de ses facultés et de son physique, au demeurant fort sympathique ?


Il m'a été tout aussi pénible de constater combien peu de ses contemporains l'ont accompagné à sa dernière demeure en ce triste jour de 1919 : nous étions à peine une trentaine à suivre son cortège ; mais, direz-vous ? c’était au lendemain de l’affreuse tourmente ! j’en conviens, mais tout de même, pour une gloire de la France, c’était un piètre hommage rendu à sa mémoire. Et le cœur serré, j’en arrivais à cette conclusion parmi tant de zélateurs enthousiastes, il se trouvait plus de marchands du temple que d’admirateurs convaincus, sincères et respectueux.


Puis les années passèrent, les fils « montèrent » à Paris, pris par le tourbillon de la vie, s’éparpillèrent et ne firent que de rares et courtes apparitions à Cagnes. Mademoiselle Gabrielle[2] épousa un peintre, grand admirateur de Renoir : je crois qu'il était d'origine Belge mais devait avoir des intérêts en Amérique, car le couple y faisait de fréquents voyages, mais ils n’oubliaient pas Cagnes où ils revenaient assez souvent, comme à un pèlerinage. Les rencontrant un jour je la saluais d'un cérémonieux, mais cordial ‘’Bonjour Madame ‘’mais tout en me tendant la main elle se récria : « Non mais ! le v'là t-y pas qu'il m'appelle Madââme maintenant, mais dites donc : Paul, je ne suis donc plus Gabrielle ? » et, tout de go, comme un chapelet que l’on égrène, elle s’enquit de la santé de la famille, s’intéressant à tous, n’oubliant personne ; je crois que si nous avions eu un chien ou un chat à l’époque, elle m’aurait demandé de leurs nouvelles ! Voilà un aperçu de la simple, franche et bonne camaraderie qui régnait entre nous.

[1] Actuellement 58 avenue de la Gare [2] Mariée en 1921 à un Américain, Conrad Hensler Slade, elle part aux États-Unis lors de l'invasion allemande en 1940, comme la famille Renoir. À la mort de son mari, elle s'installe à Los Angeles, près de chez Jean Renoir.Pour en savoir plus sur Gabrielle : https://www.parismatch.com/Culture/Art/Renoir-modele-Gabrielle-Renard-Nourrice-1610958

Monsieur Emile Wéry

Monsieur Emile Wéry, dont les talents de portraitiste s'étaient affirmés vers la fin de sa carrière, au point de n’être plus contestés de personne, habitait Cagnes, au quartier des Colettes, alors qu'il était jeune encore, et moi, un gamin de 8 à 10 ans.

Ce qui me reste, comme souvenir de lui, à cette époque, c'est sa belle barbe, d’un roux presque rouge, sa taille, sa prestance, ses yeux vifs, et : voilez-vous la face ! : les fréquentes scènes de ménage dont les échos me parvenaient, lorsque, d'aventure, j'allais faire des livraisons dans le quartier ; n'étant pas à même d'en déterminer la cause j'en avais une instinctive et sainte horreur, au point de faire un long détour, pour éviter de les entendre.

Puis bien des années passèrent, au cours desquelles monsieur Wéry revenait prendre à Cagnes ses quartiers d'hiver, mais en compagnie d'une autre Dame, fort jolie et très douce, j'en conclus qu'il devait être veuf où remarié et que l'harmonie régnait enfin dans le nouveau ménage. Ils avaient acquis un vieil immeuble dans le haut de Cagnes, ils l'avaient convenablement restauré, agencé avec goût, et chaque nouveau retour le voyait s’embellir d'un nouvel aménagement.

J’eux l'occasion d'y être invité et d’y admirer, outre la galerie de tableaux, de fort jolies peintures murales ayant pour thème des scènes bibliques, paysages champêtres, idylles pastorales dont les principaux acteurs se retrouvaient sous ses propres traits de Madame et Monsieur Wéry, confirmant ainsi ma première impression : que le bonheur conjugal était enfin rentré dans leur foyer, par la grande porte, et y avait trouvé son nid.

Monsieur Wéry m’honorait de son amitié et à chacun de ses retours, parmi nous, sitôt son arrivée, il se plaisait à venir faire un brin de causette en mon bureau.

C’est de lui que je tiens certaines théories concernant l’utilisation des tons neutres, pour mettre en valeur, les meubles, tableaux, tentures et tapisseries, selon leur style, leurs tons dominants et l’éclairage, par l’harmonie des teintes et des couleurs.

J'ai gardé l'impression d'un peintre travailleur, honnête et consciencieux et la Légion d'honneur qui lui avait été décernée m'a parue bien méritée, comme le couronnement d'une existence bien remplie toute consacrée à l'Art.

J'ai toujours nourri, à son égard, des sentiments d'estime et je me dois de saluer sa mémoire d'une respectueuse admiration.


Tableau d'Emile Wéry ( avec l'aimable autorisation du Sourgentin)

Monsieur Morel de Tangry


Parmi les artistes ayant contribué à la renommée de Cagnes, une figure émerge par la singularité de sa personne et les péripéties de son existence tourmentée. Son nom : Morel de Tangry : D'une taille et d’une maigreur à la limite de l’invraisemblance, avec une barbe de patriarche à faire pâlir d’envie son souverain : le roi Léopold, car il était citoyen Belge, il était reçu chez nous en ami, mais il nous rendait bien la sympathie que nous lui manifestions.

Nous connaissions par le menu l’histoire de sa vie et compatissions, de tout cœur, au récit des multiples épreuves, calamités et vicissitudes de son existence

Issu d’une famille bourgeoise d’une extrême rigidité de meurs et de principes, son enfance et sa prime jeunesse semblent s’être écoulées dans une atmosphère de quiétude et de bien-être, car il était entouré d’une chaude affection paternelle et maternelle, l’un comme l’autre avaient coutume de l’appeler «’’mon petit homme’’.

D’aucuns semblent possédés par le démon du jeu ; lui l’était sûrement, par la passion de la peinture, au point de tout lui sacrifier ; Lorsque le goût de l’art pictural s’empara de lui, la réaction de ses parents fût très vive, mais leurs représentations demeurèrent sans écho, ils eurent beau lui démontrer que cela ne pouvait mener qu’à une existence de misère, de privations, de déchéance même, rien n’y fit, et, lorsqu’il émit la prétention de vivre de son art, ce fut le bouquet final, la phase explosive, il fut accusé de déshonorer sa famille, on parla de le renier publiquement ; stoïque, il tint bon ; tout ce qu’ils purent obtenir de lui fût que de leur vivant, le nom de Tangry ne figurerait jamais sur ses toiles, et, il tint parole.

Rompant avec les liens familiaux, il partit, mais lorsqu'il s'agit de trouver un pseudonyme, il eut un léger pincement au cœur et se remémora la tendre appellation qui avait qui avait bercé son enfance : ‘’mon petit homme’’ alors par une application assez inattendue de la phonétique et une bizarre contraction de ces trois mots : mon petit homme devint « Tom » tout court, et c'est ainsi qu’il signa toutes ses œuvres, aussi longtemps que ses parents furent de ce monde.

La malédiction de ses parents se révéla prophétique, par la suite, car aucune misère, aucune épreuve, aucune déconvenue ne lui furent épargnées.

Honnête et consciencieux, il peignait de façon merveilleuse, mais il n'arrivait pas à percer ; il avait voyagé dans toute l'Italie, et connaissait à fond la vraie langue italienne, tout aussi bien que les innombrables dialectes qui différencient chaque province : Génois, Piémontais, Toscan, Calabrais voire même le Napolitain à la prononciation si ardue ; il avait emmagasiné une telle quantité d’anecdotes, émaillées de mots, de locutions ou de tournures de phrase en ses divers patois que c’en était merveille de l'écouter et que je songeais, à part moi que maints troubadours où trouvères de l'ancien temps auraient envié son érudition, son talent de conteur, sa faconde et son inépuisable répertoire.

Ses malheurs conjugaux méritent d’être soulignés : Sa première femme, malade de la poitrine, déclinait de jour en jour, en dépit des soins attentifs qu’il lui prodiguait, et cela nous fendait le cœur de voir cet homme, sous-alimenté s’acharnant à peindre des toiles qu’il avait tant de peine à vendre, pour donner un peu de soulagement, un rayon d’espoir, quelques friandises à sa pauvre compagne. Lorsqu’elle s’éteignit, ce fût un effondrement pour lui, il ne se surmonta qu’en redoublant d’activité pour oublier, s’oublier lui-même et sa douleur.

Puis le temps passa … la nature reprenant le dessus, il pensa à recréer son foyer détruit. Croyez-vous qu'il fût plus heureux ? La santé de sa nouvelle épouse, tout aussi précaire, le firent tomber dans une détresse encore plus profonde et lui imposa un nouveau calvaire tout aussi pénible, qui dura plus longtemps.

La guerre de 1914-1918 le fit, me semble-t-il, toucher le fond du désespoir, car il offrait libéralement ses toiles pour quelques fournitures alimentaires ou un sac de charbon, mais non, j’étais dans l’erreur ! savez-vous ce qu’il nous avoua comme étant les heures les plus sombres de son existence ? c’est lorsque la misère le contraignit à peindre à la fresque, des décors de couloir et de cages d’escalier : ouvrage de débutant, de barbouilleur, de peintre au pochoir.

Pourtant j’ai de lui un grand panneau sur toile en camaïeu de fort bonne venue : effets de vagues d’un réalisme saisissant, qu’il reniait en tant qu’œuvre d’art.

Sa véritable spécialité étaient les paysages de la Côte Varoise, les roches rouges de l'Estérel étincelantes de soleil qu'il réussissaient de façon parfaite, pour nous qui les connaissions bien, mais incomprises des amateurs et des prétendus connaisseurs, qui les qualifiaient d'œuvre de barbouilleur forcenés, hystériques de la couleur, dotés d'une imagination délirante et ce, jusqu'au jour où les touristes plus nombreux, purent contempler et rapprocher les tableaux des sites qui avaient servi de modèle, ils furent bien obligés de reconnaître la parfaite concordances des teintes, des coloris et de l'éclairage, ils le firent d'abord assez timidement, puis courageusement se firent plus affirmatifs et catégoriques.

Il dût à cette époque, (nécessité fait loi) participer à un concours d'affiches touristiques destinées à la publicité dans les gares, son œuvre fût primée, et cette réalisation, si elle lui procura un confort momentané, ne lui apporta pas, pour autant, la satisfaction artistique, sa vraie, son unique raison de vivre.

Y eut-t-il relation de cause à effet ? cette affiche contribua-t-elle à le faire connaître ? toujours est-il qu'un certain jour : jour faste pour notre ami, un mécène, qui l'avait compris, l'encourage à organiser une exposition de ses œuvres dans une salle d’une galerie de tableaux des plus cotées de Paris.

Ce fut une révélation et j'ai eu en main un journal qui dans un article dithyrambique signalait le succès de cette exposition. Bien que les Critiques d'Art soient ordinairement sobres de compliments celui-là s'exprimait à peu près en ces termes. « Nous saluons avec enthousiasme l'éclosion du talent d'un jeune peintre, qui promet de briller au firmament de l'art pictural … etc. »

Alors au souvenir de tant de misères, de souffrances et de deuils, notre vieil ami redressant sa haute taille et lissant sa grande barbe grise s'écria d'un ton gouailleur « Non mais regardez donc mes amis, le jeune premier que je représente ! » On eut dit : Dieu me pardonne, un Christ barbu crucifié !

Par la suite s’il n’eut point la notoriété d'un Renoir, d'un Monet ou d'un Degas, sa renommée fut cependant suffisante pour lui permettre d'acquérir une villa à Beaulieu et d’y finir paisiblement son existence, jusque-là si mouvementée, en compagnie de sa troisième épouse, avec des soins attentifs une affection de bon aloi qui jamais ne se démentit.

Quant à moi, je me reproche de n’avoir point trouvé le temps de déférer à son invitation, maintes fois renouvelée, de lui faire une amicale visite en sa villa de Beaulieu. Je n’en conserve pas moins le souvenir vivace et reconnaissant.


Morel de Tangry. Région de Cagnes

Surnoms donnés à de vieilles familles Cagnoises

AUGIER

  • Nicou - Dominique

  • Cougourde - Courge

  • Canébier - Quartier des Cheneviers

  • dé Maria Négra - fils de Marie Nègre

  • dé Sus Sant'Anna - Quartier Ste Anne

  • Péton - Petits pieds

  • Lou Grilou - Le Grillon

BONIFACE

  • Lou Manchot - le Manchot

  • Marcha Vitou – Marche vite

BERTRAND

  • (Marianne) La Popla – La peuple

BARNOIN

  • Supiou – Scipion ou Seiche ?

BAILET

  • Lou Rachou – L'avare

CAMERA

  • Jacquou deï Pous - Puisatier

FERAUD

  • Faraudoun (diminutif) ou le Tisserand

GAYDON

  • Le Courrier – en patois Gaydon se prononce Garidoun

  • Le Boucher

GORGERINO

Jean deï fous - Puisatier

GASTAUD

  • Lilou – probablement Emile

  • Lou Ségaïre – Le Faucheur

GAZAGNAIRE

  • Lou Ploump – Le plomp, lourd, couteau

  • Lou Pastrot – Le Pâtre, le berger

GARDENQ

  • Le Long

  • Lou Teisseran – Le Tisserand

  • Papacin – petit pape ou bien le cymbalier

  • Pélochou – Le pelucheux (tatillon)

GUIS

  • Baloï- Bras ballants ?

BLACAS

  • Blacassoun (diminutif)

BERANGER

  • Le Riche

  • de la Tuilière

  • Le Courrier

CHAILLON

  • Balla ben - bon danseur

DALLO

  • Bellessa - beauté

FALICON

  • Lou Reïnard deï Couomba - le renard des combes

ISNARD

  • Le Long

  • Isnardoun Claveou Quincailla - clou quincailler

  • Gros yeux

  • Balouffa - l'enflé

  • La minuta - pressé à la minute

LOUANS

  • Chican - chiqueur

  • Branca - branche

  • Lou Gourbinier - le vannier

  • Lou Béca Mortou - le croque Morts

LATARD

  • Cougourdon - Calebasse

LATTY

  • Le pharmacien

  • L'africain - soldat de 1830 en Algérie

  • Nicoun - Dominique

LAMBERT

  • Saclaou - Sa clé

  • Mamoti ? maman ou menottes

NICOLAS

  • Bellétan - de beauté ou belette ?

  • Lou Marchand

  • Lou Bouchié - le boucher

  • Parizet - Le Parisien

  • Badaou - badaud

  • L'oncle Coulas - (abréviatif)


MARTIN

  • Patroun - patron maître

  • Lou cantaïre – le chanteur poëte paysan

  • Lou tounélier - le tonnelier

  • Sa veuve Tata Martin des chiens

  • Pétoulet - petit, vif pétulant

MILLET

  • (Charron) Berry - pays d'origine


OLIVO

  • (menuisier) La Boffa - copeaux de bois

PAULIAN

  • Pampian - tout doucement

  • Des Dames - empressé auprès des dames à moins qu'il ne fût Propriétaire ou habitant du chemin des treize Dames

  • Le Rendu - un ancêtre partisan de la révolution de 1848 s'était rendu

  • Carème - long comme un jour de Carème

  • La Machotta - la chouette

  • Bardo - mulet de charge, à moins qu'il ne fût soldat en Tunisie (Bardo près de Tunis)


PORTANIER

  • La Cahorte - Probablement au temps de la révolution se proclamait chef d'une cohorte de partisans

  • Bandière - porte drapeau

  • Pimparolo - (l(e bridier- bourrelier) Coquet pimpant

  • Lou Lusc le Bigle

  • Major - ancien Sergent major

PELISSIER

  • Chélétou - diminutif de Michel : Michélétou

  • Lou Manichaou = maréchal ferrant

  • Court d'Argent - démuni

  • Lardin Lardent - ardent

PROVENCAL

  • Lou Galant

  • Lou Sage homme - mari de la Sage-femme

  • Béou Crestian - beau Chrétien

  • Cinq Sous - vingt-cinq centimes

  • Blancan - chien blanc

ROATTA

  • Cabana - cabane


ROUX

  • Roussoun - le Roux

  • Lou Massoun - maçon

ROUSSET

  • Doou Baous – du quartier du Baous

VIAL

  • lou Paroun, - le Perron, pourrait aussi être l'apparoun : marcote de vignes ou Pérou , un ancètre était allé au Pérou

  • Ménières, semble avoir trait aux puces NIères

  • Le pharmacien

  • Panto - probablement diminutif de Père Antoine : Papa Anto

  • La Paille

  • Capitani - capitaines


La section qui suit raconte la vie quotidienne à Cagnes au temps de nos ancêtres



La vie et les distractions au village


Des souvenirs épars flottent dans ma mémoire, je vais tâcher d'en rassembler quelques-uns pour reconstituer l'ambiance des temps passés et faire revivre, en imagination, ce que pouvaient être les mœurs et les distractions d'une époque à jamais révolue.


Certains faits nous furent rapportés à la veillée par grand-père et grand-mère, évocations du temps de leur jeunesse, aux environs de 1820-1840 : Les moyens de communication étaient des plus précaires, on ne se déplaçait guère qu’à pied où chevauchant âne ou mulet, pour accéder aux villes voisines ; les transports à grande distance ne s’effectuaient qu'en diligence, tandis que les marchandises étaient acheminées par des véhicules attelés de forts chevaux de traits, sous la conduite de transporteurs : ‘’les grands rouliers’’ lesquels vu l’insécurité des routes, voyageaient le plus souvent en groupe.


Il en résultait une sorte d'existence en circuit fermé, presque en vase clos, les transactions étaient réduites, et les distractions aussi. Dans le vieux bourg, tout le monde se connaissait, les unions se contractaient dans un rayon restreint et de ce fait : tous étaient un peu parents, où se proclamaient tels, au point que l'on n’abordait les personnes âgées que par des salutations respectueuses : « Bonjour grand-père, bonjour grand-mère ; lorsque l'âge était moins avancé, on ne pouvait se saluer que par : « bonjour l'oncle, bonjour tante » et lorsqu’enfin, la génération était à peu près contemporaine : « bonjour cousin, bonjour cousine » était le terme de rigueur et cela, ma foi, avait bien son charme.


Les cultures s’étalaient au rythme des saisons et au gré du temps, sans préoccupation majeure de récoltes intensives, hâtives ou tardives, car, ne visant guère à l'exportation, la fluctuation des cours laissaient nos grands-pères assez indifférents, exception faite toutefois de la production florale destinée à l'industrie des parfums, dont Grasse avait en quelque sorte le monopole. L’on n’avait souci majeur que pour la nourriture : légumes, tubercules, grains, céréales et fruits : noix, amandes et surtout figues sèches, dont on faisait grande consommation l’hiver ; je m’en voudrais de passer sous silence la réelle sollicitude avec laquelle ils entretenaient les champs d’oliviers géants, véritables forêts qui submergeaient les collines environnantes sous leur feuillage argenté. Je dois également faire mention spéciale pour les vignes, qui, avant l’invasion du phylloxéra, justifiaient pleinement les soins qui leur étaient donnés, par des récoltes abondantes, génératrices de vins d’un bouquet exceptionnel.


Je ne saurais omettre la provende pour l’alimentation du bétail et de la volaille : fourrages, racines, graines et moult courges et potirons destinés avec les pommes de terre de petite taille, à régaler les … porteurs de jambons !


Tandis que dans les vallées les champs de lin et surtout de chanvre dominaient : le nom ‘’Les Canébiers ‘’ (Chènevières) donné à un quartier fort étendu de la vallée de la Cagne en serait encore le témoignage, si besoin était. Mais, ce lin ou ce chanvre, ne se transformait pas tout seul en vêtements ou en linge de maison, il fallait faucher les tiges, les mettre à sécher, les tremper dans des bassins de rouissage, les battre pour décortiquer les fibres, puis, une fois la filasse obtenue, la blanchir et la filer, c’était l’affaire de nos grand-mères, à la veillée, et je puis vous assurer que si leur langue allait bon train, leurs mains agiles ne restaient pas inactives, et une chose dont je n’ai jamais pu avoir l’explication, c’est que : si, en de nombreuses contrées on filait au rouet, chez nous, je n’ai jamais connu que la quenouille et le fuseau actionné à la main, procédé qui n’a rien d’industriel, voire d’artisanal, mais reflète bien le caractère spécifiquement familial ; mais avec quels soin méticuleux nos bonnes mémés veillaient au calibrage, à la ténuité du fil et à la régularité dans la torsade. Quel travail de Pénélope direz-vous ? J’en conviens, mais aussi, quelle satisfaction devant le coffre et l’armoire à linge bien garnis : Nappes et napperons, serviettes et draps de lits, finement tissés en droit fil, en losanges, carrelets ou œil de perdrix, resplendissants de blancheur, fleurant bon la lavande et la saine lessive.


Pour vous donner une idée de la persévérance et de la continuité dans l’effort, il parait que dans les jeunes ménages, à chaque naissance, la famille réunie décidait de l’emplacement où s’édifierait la future demeure du nouveau-né ; sitôt la décision prise, le jeune papa, de retour des champs rapportait chaque soir à dos d’âne, une ou deux pierres de belle taille qu’il entassait jour après jour, à l’endroit propice, généralement contigu à la maison familiale, et lorsque le tas ‘’le clapier ‘’ atteignait une taille suffisante, l’on commençait les fondations : vous dire que l’on signait des contrats pour l’achèvement des travaux à date fixe, serait mentir, il parait que des modifications profondes intervenaient souvent en cours d’exécution : étonnez-vous après cela des voutes de formes et dimensions variées, de décalages et de dénivellations entre planchers, de déviations dans l’alignement des murs, de couloirs et ruelles biscornues, voire même des solutions de continuité, dans un même immeuble, qui donnent encore un cachet d’originalité à notre vieux bourg. Grand-père me fit un jour remarquer, au centre d'une maison bourgeoise, un escalier monumental s’enroulant en colimaçon autour d'un pilier de belle taille : l'on avait coutume, me dit-il, pour les immeubles relativement importants, dont l'édification devait se poursuivre de façon continue, d'implanter d'abord une colonne centrale autour de laquelle l'on posait les marches d'escalier de façon à desservir en matériaux (pierre et chaux grasse) les étages successifs au fur et à mesure qu'il s'élevaient.


Mais laissons pour un instant les plus préoccupation et soucis matériels de nos arrière-grands-parents pour jeter un regard indiscret sur leurs ébats, leurs amusements, leurs distractions, leurs jeux et leurs ris.


Dans tout existence bien remplie, un temps de délassement s'impose ; pour eux les fêtes patronales où votives leur en fournissaient l'occasion. Ces réjouissances prenaient le nom de « Roumeïrages » peut-être pour perpétuer le souvenir des fêtes qui marquaient, temps jadis, le retour des pèlerins revenant de Rome ? Mais à cette époque chaque village, sinon chaque paroisse, fêtait un saint qu’il s'était donné comme protecteur, ainsi Saint-Pierre, pour notre laborieuse population de pêcheurs du Cros de Cagnes était tout indiqué, je ne m'explique moins bien Saint Roch patron des Cagnois, pas plus d'ailleurs, que Saint Eloi, fêté, avec enthousiasme, par Villeneuve-Loubet et la colle sur loup, à moins qu’en ces deux charmantes localités, la corporation des forgerons n’y fût plus largement représentée. ‘Chi lo sa ?’’


En tout cas, avec ou sans signification, au jour dit, la statue du Saint à honorer était sortie en grandes pompes de l'église, hissée sur le pavois et, clergé en tête, la foule recueillie s'organisait en procession : gentes communiantes, confréries féminines, congrégations de pénitents, en cagoules, cierges en main - défilaient dans un ordre parfait et dans une attitude de recueillement impressionnant à grand renfort de chants religieux, si doux, que l’on aurait pu croire à un concert des anges.


Mais, par ailleurs, et comme pour faire contraste, quelques heures plus tard, s’organisaient des réjouissances moins pieuses et des chants moins liturgiques, il s’agissait de farandoles endiablées, chants et danses échevelées que Monsieur le Curé du haut de sa chaire qualifiait de scandaleuses, impudiques, indécentes et qu’il stigmatisait comme irréligieuses, démoniaques exposant les participants à la colère divine et leur prédisant toutes les rigueurs des foudres célestes.


Ce qui n’empêchait en rien, cette ronde folle de déferler en marée humaine, hurlante et endiablée, à travers les rues et les ruelles à une allure effrénée, sursautant et virevoltant, telle un long serpent hypnotisé par les sons aigrelets des fifres et le tam-tam des tambourins, qui ponctuait et accélérait la cadence ; les cris, les rires et les chants faisaient écho à un diapason parfois plus aigu et plus bruyant que la musique. Et je me suis laissé dire, mais je ne saurais l’affirmer, que quelques-uns des participants à la sainte procession, ceux-là même à qui leur attitude recueillie et fervente avait valu d’être cités en exemple de foi chrétienne, plantaient là : surplis blancs, cagoules et cierges, pour se mêler à la foule impie des farandoleurs, et, comble de la duplicité humaine, ils y figuraient aux premiers rangs, parmi les meneurs de jeu, les plus excités !...


Le bal qui faisait suite à ces excentricités, avait tout de même une meilleure tenue, un air plus digne, plus correct, calme et pondéré, une vraie ambiance familiale. La seule particularité à signaler c’est qu’il était gratuit, et que les danses à la mode y étaient pratiquement invariables : quadrilles, polkas, mazurkas, scottischs[1], valses et varsoviennes, et à chacune de ces figures de danses, se révélaient de véritables virtuoses (chaque âge, a eu les siens !)


L’installation du bal était réduite à un minimum de décoration : la tente sans prétention, parfois même inexistante, l’emplacement : simplement délimité par des mats revêtus à profusion de guirlandes de plantes vertes. Les personnes âgées, que l’art de Terpsichore n’inspirait plus, se bornaient à fêter Bacchus, en toutes saisons, ils mettaient en perce un tonneau de bon vin, offrande collective des hommes mariés et la dégustation gratuite s’organisait, vous pouvez juger si en cette occasion les langues déliées par la liqueur vermeille allaient bon train et si chacun avait à cœur de faire étalage de ses prouesses passées, à peine un peu arrangées, car vous savez que dans le midi, on ne ment pas, on ésazère à peine, mais si peu !... ‘’pas guère’’ comme l’on dit en patois.


Venons-en aux divertissements habituels : course à pied, trois sauts, mats de Cocagne, jeu des marmites : vous savez en quoi cela consiste ? : marmites en terre, suspendues par leurs anses, à un fil de fer rigide, remplies, l’une d'eau, l'autre de cendres, une autre de suie une quatrième de farine, puis intercalée l’une contenait un lapin vivant, une autre une poule, parfois une troisième avec une paire de pigeonneaux ; les concurrents armés d'une perche juste assez longue devaient frapper à tour de bras pour briser le récipient et recueillir la volaille convoitée, qu'il devait alors par surcroit rattraper à la course, on lui bandait les yeux et je vous laisse deviner le reste.


D’autres amusements avaient aussi leurs adeptes (vous diriez maintenant « supporters ») : les concours de chant exclusivement réservés aux amateurs révélaient parfois de réels talents ignorés, voire des virtuoses, les concours de grimaces démontraient que tous les pitres et les clowns n’étaient pas le privilège exclusif des cirques. Enfin, le concours de mensonges mettait souvent dans l'embarras le jury chargé de départager les concurrents : ce que la faconde méridionale a pu inspirer nos arrière-grands-parents était proprement inimaginable : les facéties, grosses blagues, bons mots, farces et rigolades y étaient débitées avec un sérieux imperturbable à une allure de te torrent de montagne … et « vagues de rire. !!! »


Mais les fêtes patronales et leurs cortèges, si animés fussent-ils, n’étaient pas les seuls délassements que s’offraient nos aïeuls en ces temps de vie simple que grand-mère avait coutume de définir en quelques mots : ‘’Ah ! belle jeunesse ! de notre temps « si riiant d’un trounc touart’’ (nous riions à la vue d’un bâton tordu ! )‘’


Les jours de pluie amenaient invariablement des groupes de jeunes gens et même de gens moins jeunes, à se rassembler au Cercle des Amis, ou à se grouper sous les porches, les auvents, les arcades ou les passages couverts (les Pontis) voire même les caves et les celliers, pour y faire un brin de causette, parfois fort animée, bruyante et tumultueuse, comme un vrai forum, mais toujours correcte ; bien souvent ces rassemblements donnaient lieu à d'intéressantes parties de « Loto » dont l'enjeu n'était jamais conséquent mais là franche gaîté obligatoire et combien communicative !


Les longues soirées d'été donnaient lieu à des rassemblements de gens assis en rang d’oignons, jambes pendantes, véritables chapelets humains, caquetant et gesticulant, sur les rebords des murs de soutènement de la Place du Château, de la Placette, du Mur-Blanc ou de la Chapelle et là les plus grosses bourdes, les farces et les attrape n'attendait pas le premier Avril pour s'y donner libre cours.


Certaines fêtes d'avant où d'arrière-saison qui provoquaient à l'époque, un réel engouement, sont, depuis, tombées en désuétude – Saint-Marc où Sainte-Fortune par exemple, de même que Carnaval et la mi-Carême, fort en vogue en ce temps, sont demeurés l'apanage des grandes villes voisines et rayé du calendrier des fêtes locales.


Ah ! si la grande salle de l'ancienne chapelle désaffectée de « Saint-Bastien » pouvait parler, elle vous en raconterait de bien bonnes ; par exemple, certain bal paré et masqué donné vers 1840 au cours duquel les déguisements et les mascarades les plus burlesques se coudoyaient : Nègres, Peaux-rouges, Bergères, Clowns, Cantinières, Pierrots, Colombines, Mousquetaires, Soubrettes, Pompiers, Lavandières, Ramoneurs, j'en passe, et des meilleurs !

Parmi eux, et non des moins excités, un petit bonhomme gesticulant et hurlant, convenablement vêtu, sans doutes, mais paré en manière de survêtement, d'une ample chemise de nuit, le chef coiffé du classique bonnet de coton, un paquet cylindrique sous le bras, soigneusement enveloppé de linge blanc, se mit à faire le vide au beau milieu de la salle à grand renfort de grognements inarticulés et de gestes désordonnés d’épileptique se frictionnant énergiquement l'abdomen comme s'il était en proie à de violentes coliques, puis déballant fiévreusement son paquet : un vase de nuit d'une forme particulière : imaginez une manière de cylindre en poterie vernissée, quelque chose comme un gibus de belle taille, de la contenance d'un décalitre pour le moins, et là gravement, il s'essayait sur ce siège improvisé, avec la dignité d'un empereur romain, au bout de quelques instants, il prenait un air satisfait, avec une mimique expressive qui témoignait d'un grand soulagement, il se relevait avec solennité et, puisant à même le récipient, en extrayait un chapelet de boudin fumants qu'il croquait à belle dents, avec un air d'intense satisfaction, qu'il offrait, d'ailleurs, généreusement de partager avec l'assistance.


Je vous laisse imaginer le concert de rire d'une part, et les cris d'horreur et d'abomination poussé par les gentes dames, dont l'anonymat ne leur semblait pas suffisamment protégé par leur déguisement, détournaient obstinément la tête, se voilaient la face à deux mains, sans cesser de pousser des petits cris apeurés comme des gloussements de poules effarouchées. Tandis que notre énergumène avait toutes les peines du monde à sauver son arrière-train du contact brutal que lui promettaient les mocassins des peaux-rouges, les bottes à revers des mousquetaires et les brodequins à clous des soi-disant bergers.



Les farces villageoises


C’était avant 1900.


En ce temps-là, notre village ne comportait guère d'éléments étrangers, parmi ses habitants, hormis quelques rares transalpins, employés dans la maçonnerie, la culture ou les exploitations forestières - bûcherons où charbonniers - On ne connaissait guère que leur prénom suivi du nom de l'employeur "Giovanni de Pignatel" par exemple ; cet anoblissement les laissait indifférents, plus préoccupés qu'ils étaient de gagner convenablement leur vie, ce qui n'était déjà pas si mal, en ces temps difficiles.


Les gens du pays se connaissaient tous entre eux, mais les familles portant le même nom patronymique étaient nombreuses et cela aurait prêté à confusion si on ne les avait dotés de surnoms fort pittoresques, parfois en flagrante contradiction avec leur personnalité. Leur énumération serait fastidieuse, je n'en citerai que quelques-uns : "Cinq sous" Bon propriétaire, à son aise, n'avait certes rien du Juif errant ! "La Minute" également gros possédant, pléthorique, calme et mesuré, ne paraissait pas pressé : à la minute, "Péton" n'avait pas les pieds de Cendrillon, il chaussait du 44 fillette !! J'ignore si "Le Galant" était empressé auprès des dames, mais ce que je sais, c'est que "Le Beau Chrétien" n'allait pas souvent à la messe.


Sur le chapitre profession, il semble que moins de fantaisie n'ait présidé à l'attribution des sobriquets car le "Sage-homme" était effectivement le mari de la Sage-femme. "La Boffa" (copeaux de bois) était établi menuisier. "La Bridure" réellement patron bourrelier et "Le Gourbinier" le plus authentique des vanniers.


Et maintenant venons-en aux faits. La cité pouvait s’enorgueillir de posséder deux cercles privés : Le Cercle des Amis, d’existence plus que centenaire, qui, de nos jours encore manifeste dans le vieux bourg d’une activité que je vous souhaite lorsque vous aurez cent ans ! Le Cercle des travailleurs, aurait pu aussi bien s’intituler Cercle des Bons Vivants car s’il est disparu des Salles de Réunions, il a laissé quelques souvenirs plaisants de sa brève existence.


Il faut bien dire que la cordialité régnait parmi ses membres et tout ce qui touchait aux franches lippées, les intéressait au plus haut point : Pour un oui, pour un non, les paris s’engageaient, l’enjeu ne pouvait être que victuailles : un couple de poulets, une paire de lapins, quatre pigeons, quelque cinquante douzaines de raviolis, une bourriche d’huitres, une bouillabaisse monstre ou tout autre harnois de gueule, tout aussi ‘’gouleyant" comme disent les Lyonnais. Les gagnants eux-mêmes s’inscrivaient volontiers pour la bonbonne de vin, les frais de cuisson, les apéritifs, les hors-d’œuvre, le dessert, le café arrosé, enfin, tout ce qui pouvait servir de prélude ou d’accompagnement à un bon repas.


Un jour donc, nous trouvons ‘’la Boffa" en train de mesurer avec son mètre de menuisier la façade de la maison que possédait ‘’Beau Chrétien", presqu’en face le Cercle ; flairant quelque bonne blague le ‘’Sage-homme" ’s’approcha, un conciliabule s’établit entre eux, j’en ignore les termes, mais ce que je sais c’est que le soir à l’entrée du Cercle, la conversation s’anima soudain lorsque apparut le ‘’Beau Chrétien" : "et moi je te dis que la façade ne mesure pas plus de dix-huit mètres cinquante, comme menuisier, j’ai le compas dans l’œil ! et moi je te dis que tous les menuisiers du monde ne changeront pas mon opinion : elle dépasse vingt mètres, et encore je me tiens bien en dessous, elle approche des vingt-cinq ! Je te parie cinq kilogrs de daube, et moi trois kilogrs de rumsteack …Oh tiens, voilà le juge, toi tu vas nous départager : combien mesure la façade de ton immeuble sur la grande rue ? tu dois le savoir mieux que nous, il s’agit d’un pari très sérieux, le tiens tu avec nous ? Bien sûr !... tu vois, moi j’ai dit vingt mètre, insinua perfidement " le Sage-homme" : Alors, d’accord c’est dit : un seul perdant, celui dont le chiffre s’écarte le plus de la réalité ! d’accord et notre "Beau Chrétien" s’écria en toute bonne foi : vingt-quatre mètres, (pour ne pas dire vingt-cinq)


Voilà nos trois copains, mètre en main, un bout de craie pour fixer les repères, et trois bougies allumées pour éclairer dignement la scène : le métrage révéla dix-huit mètres soixante ! riant sous cape, nos deux compères triomphèrent discrètement, et l’enjeu fut déterminé d’un commun accord, le lendemain étant un vendredi il s’agissait de ne point manger gras : l’un proposait deux kilogrs de beefsteak bien maigre, l’autre quatre kilogrs de de tripes de veau dégraissées au vin blanc ! la décision fût que l’on adopterait les deux, avec évidement le cortège de circonstance. Colas le boucher, fût prévenu incontinent pour qu’il choisisse les meilleurs morceaux, au plus bas prix … et le bon poids habituel. Et pour tout dire, la divine providence fit que le gérant du Cercle, grand pêcheur devant l’Eternel, rapporta, fort à propos, quelques kilogrs de bars (loups de mer) lesquels joints au menu établi, permit un banquet fastueux, conforme à la tradition, auquel furent conviés de nombreux invités, et qui se déroula, comme bien l’on pense, dans une atmosphère de franche camaraderie.


Maintenant que nous sommes dans la sympathique ambiance du Cercle, je suis tenté, sans changer de décor, de vous conter une autre drôle d’aventure qui s’y déroula à peu près à la même époque.


Dans la grande salle, se réunissaient chaque soir, les membres désireux de faire un : cinq cents, une quadrette (la belotte n’était pas encore à la mode), une partie de Jacquet, de Dames ou de dominos tout en sirotant un café ou un vin chaud dans le bruissement de conversations discrètes. L’éclairage n’était pas ce qu’il pourrait être de nos jours, les huit ou dix tables éclairées, chacune, par une seule ampoule de seize bougies à filament de carbone; que l'on allumait qu'en proportion des occupants, vous voyez par-là que la lumière n'y était que relativement éblouissante, au surplus, un interrupteur général permettait de couper le contact dans toute la salle.


Quatre de nos bons concitoyens se concentraient dans une partie de cartes au point que l’on aurait pu croire que l’avenir de la France était en jeu, pourtant l’un d’entre eux : ‘le "Sage homme" pour préciser, dodelinait de la tête sous le poids d’une journée de labeur acharné. Par deux fois ses deux coéquipiers lui en firent la remarque : "Tu dors, Brutus et Rome est dans les fers !... "Sage homme" veux-tu un lit, ou vas-tu te décider à jouer aux cartes ?" A quoi notre interpelé bougon répondait "mais je ne dors pas !!!" ce qui n’empêcha pas, quelques instants après, sa tête de s’incliner de nouveau et un ronflement sonore faire suite à ses vives protestations. Réaction immédiate : unanimité touchante : un seul geste, un seul signe, vite compris de tous, le bruit s’atténua pour s’éteindre tout à fait, un comparse coupa le courant, puis progressivement dans une obscurité totale, absolue, la rumeur reprit normalement : les dés s’entrechoquèrent de nouveau dans les gobelets, les pions coururent avec leur frôlement habituel sur les jeux de Dames tandis que les doubles-six du domino frétillaient sur la table de marbre et dans la plus sombre des obscurités les conversations discrètes semblaient ne s’être jamais interrompues.


A ce moment un partenaire de la quadrette faisant grincer sa chaise comme s’il était énervé, s’écria "et joue donc 'sage homme', j’ai joué pique, il a mis le roi, coupe donc !... Mais je ne dors… la phrase ne s’acheva pas ou plutôt s’acheva sur un cri de détresse… Oh mon dieu !... Au secours !... Je n'y vois plus, ! j’ai perdu la vue !!! je suis aveugle !!!


Si j’en crois le dénouement, tel qu’il me fût conté ce fût toute une affaire pour le rassurer, il lui fallut deux rasades d’eau de vie pour venir à bout des battements désordonnés de son cœur, et rentrant chez lui, il se frottait encore vigoureusement les paupières, pour s’assurer que ses yeux étaient restés bien en place.


L'alimentation


Et maintenant mes enfants, si nous faisions une petite incursion dans le domaine

alimentaire ?


Rassurez-vous, je ne vais point vous faire un cours sur l'art culinaire, mais simplement évoquer des originalités propres à l'époque et à la région.


Commençons par le pain, aliment de base : au temps de mon enfance, Cagnes comptait environ trois mille habitants, la plupart, gros mangeurs de pain.


La population rurale, alors majoritaire, cultivait son blé, en tirait mouture, dans les moulins à farine, et se régalait de ce bon pain de ménage que la "fournière" (gérante d'un four particulier) cuisait avec le plus grand soin. Il ne s'agissait pas, en la circonstance de four banal ou communal, mais d'une entreprise privée et les patrons boulangers eux-mêmes, n'avaient pas tous leur fournil personnel et certains devaient confier leur unique fournée journalière, aux bons offices de cette accorte personne, à laquelle il fallait, de convention expresse, apporter le combustible : il en résultait un défilé fort pittoresque de mitrons transportant, sous leurs bras, des quantités de fagots de branches de pin, (les faïssines) tantôt sur leur épaule droite la planche à pain (la taoula ou taoulier) garni de pâte préalablement "pliée" que l'on découpait en miches et michettes (bouts d'un sou), parfois roulée en boules que l'on taillait pour former des "micourlons" (paires ou têtes) parfois aussi, mais sur commande, des "fougasses". D'autres fois encore, s'intercalait une fournée de "pain d'Aix" -pâte molle - exclusivement fabriquée avec de la farine de Provence, dite "tuzelle d'Arles", ce pain valait un sous de moins au kilogr, 30 centimes au lieu de 35.


Pour nos propriétaires - exploitants agricoles, leur pain était généralement de forme ronde : "la lourde" ou "pain de ménage". Si la famille comportait de jeunes enfants, il y avait toujours à leur intention quelques formes de pain originales, les "piatas ou pétitouns", ressemblant, d'assez loin à des poupées, et des baguettes les "colombons", pour tremper dans le café.


Je m'en voudrais de clore ce chapitre, sans souligner un usage courant parmi nos bons "ménagers".


Dans les campagnes, dans un souci d'hygiène et de meilleure conservation, le pain était enfermé dans le pétrin ("maie" ou ""mastra") traditionnelle, mais il ne pouvait s'y conserver indéfiniment, aussi la quantité entreposée ne devait guère excéder les besoins de consommation familiale de plus de deux semaines ; aussi, les ménagères des "bastides", par une sorte d'accord tacite, dans un rayon de trois à quatre cents mètres à la ronde, avaient décalé leurs dates de pétrissage, de façon à pouvoir offrir à tour de rôle à chacune des voisines une "boule" de pain frais.


J'entends encore leurs propos : "Voisine, j'ai pétri ce matin, je vous apporte un pain de ménage tout chaud". Je vous fais grâce des chaleureux remerciements, mais quelques jours après, la scène se renouvelait en sens inverse : "Voisine, voici une "lourde" de pain chaud, elle sera peut-être un peu moins bonne que celle dont vous nous avez régalé l'autre jour ? Vous m'en excuserez, et vous prendrez patience, mais : 'pain prêté ! pain rendu' !"


N'était-ce point touchant ?

Les charlatans


Pour faire revivre, tout au moins en partie, les événements dont j'ai été témoin, au temps de ma jeunesse, et qui, certes, ne reviendront jamais, sous la forme et dans les conditions où je les ai vécus ; je dois situer au premier plan : les charlatans, arracheur de dents, vendeurs de drogue.


Quelle débauche de sons et de couleurs, quel attelage rutilant et quel char, digne d'un nabab, qui semblait sortir tout droit d'un conte de fées, tiré par quatre chevaux piaffant aux poils lustrés et luisants comme s'ils avaient été vernis, et les costumes chamarrés, dont l'éclat n'avait d'égal que le reflet des cuivres ; partout la pourpre et l’or répandus à profusion nous éblouissaient au point que, subjugués, nous baissions involontairement nos paupières.


Sur un grand tableau, bien en vue, que de médailles, que d’attestations de têtes couronnées ; c’était à croire que tous les grands de ce monde s'étaient prosternés devant le "deus-ex-machina" pour implorer la grâce d’une extraction dentaire.


Il fallait voir, par ailleurs, le résultat des opérations : incisives, canines et surtout molaires, me paraissaient si grosses et leurs racines si bizarrement crochues, que j’en arrivais à douter qu’elles eussent jamais meublé mâchoires humaines.


Mais quel aplomb et quelle faconde de la part du "magicien", qui, à l’en croire, avait définitivement dompté la douleur ; chacune de ses tirades, soulignées par une explosion musicale, ponctuée de roulements de tambour, ne vous laissant pas le temps de la réflexion : "Et allez-donc, on arrache les dents gratuitement, je suis ici pour soulager l’humanité souffrante, votre participation ne peut être que volontaire et gage de votre satisfaction !"


S'il se présentait un quidam, (compère ou patient réel), cela déclenchait automatiquement un brouhaha musical si étourdissant, que si, d'aventure, le malade avait poussé des cris et des hurlements de douleur, personne n'aurait pu les entendre ; puis, dans un geste rapide avec une dextérité de prestidigitateur, la dent était présentée au bout du davier comme un trophée de victoire, et à la question rituelle "Vous n'avez rien senti n'est-ce pas ?"… correspondait une réponse, parfaitement inaudible, suivie d'un rictus que l'on aurait aussi bien pu prendre pour un sourire, que comme une crispation nerveuse de douleur aiguë.


Et la parade continuait par la vente de produits analgésiques, antinévralgiques, souverains contre tous les maux, ayant leur application dans tous les cas, depuis la racine des cheveux jusqu'à la pointe des orteils, (cors au pied compris), mais là, la drogue était payante, car, disait le présentateur, elle était composée de produits rares, collectés à grand-peine, dans les cinq parties du monde, dans les forêts vierges de terres inexplorées et jusqu'au fond des mers des régions tempérées, tropicales, et boréales!...


Et allez donc braves gens, profitez de l'aubaine, il n'y en aura pas pour tout le monde ! : deux francs le paquet seulement, (presque la valeur d'une journée de travail à l'époque) et ma foi ils s’en débitait pas mal !... Il nous semblait voir quelque chose de magique en cette bruyant exhibition, il n’y aurait manqué que quelques nuages, des nimbes et des auréoles, pour croire à une apparition divine, et nos oreilles vibraient encore de l’éclat des cuivres, des roulements de tambour, et du tam-tam des cymbales, que dans un tourbillon de poussière dorée, l’équipage avait déjà disparu au tournant de la route, laissant les badauds et les naïfs acheteurs avec, dans les mains, leurs petit cornet de racines de guimauve, quatre fleurs, reine des près, bourdaine ou fleurs de sureau, que l’apothicaire leur aurait volontiers cédé pour vingt centimes.

Les Cirques Ambulants


Comment évoquer les diverses manifestations des temps passés sans faire entrer en scène les cirques ambulants, modestes, mais très sympathiques. C'était bien avant l'avènement des colossales organisations modernes, véritables trains routiers ou ferroviaires : matériel impressionnant, programme monstre, troupes innombrables. Non, rien de tout cela, il s'agissait tout au plus, d'équipes artisanales, généralement d'origine espagnole ou italienne, enfants de la balle, de père en fils, qui familiarisaient vite avec les habitants du pays.


Ils plantaient leurs tentes pour une quinzaine de jours, parfois pour un ou plusieurs mois : l'hiver, en nos régions, leur était plus clément, et les gros déplacements, limités par la modicité de leurs recettes.


Il y avait parmi eux, de véritables athlètes, dont les performances sont encore gravées en ma mémoire.


Le personnel restreint, donnait néanmoins l'impression d'une troupe nombreuse : l'écuyère était, en même temps, danseuse de corde, équilibriste, voire même trapéziste, tandis qu'un seul et même artiste cumulait parfaitement, et avec un égal bonheur : les sauts périlleux, la barre fixe, et le trapèze, en passant par l'intermédiaire d'écuyer ou de dresseurs de chiens. Jusqu'aux "clowns" : Maîtres Jacques de la troupe, qui, méconnaissables sous leur fard et leurs oripeaux, n'en étaient que plus à l'aise pour tenir de multiples emplois. Et les musiciens donc ! Que pouvaient ils faire ? ou plutôt, que pouvaient ils ne pas faire ?...


Quel émerveillement, pour nos jeunes imaginations, de voir bondir, sauter, virevolter ce monde presque irréel, étincelant de toutes les paillettes de leurs costumes, sous la lumière crue des lampes à acétylène, tels des papillons géants, voletant autour des barres fixes ou des trapèzes. Et les pitreries des "clowns", chaque soir renouvelées, nous faisaient penser, bien malgré nous, à l'impressionnant répertoire de saillies et de bons mots, entassés en leur cervelle… Nous qui avions tant de peine à retenir la table de multiplication !...


En toute équité, je dois leur adresser à tous un souvenir ému, en pensant à leurs prouesses, leur courage, leur ténacité persévérante dans les répétitions, pour perfectionner, sans cesse, la présentation de leur numéro, ce qui ne les empêchait pas de demeurer de grands enfants, plus sensibles à l'enthousiasme du public, à une ovation chaleureuse, et aux bravos nourris, qu'à un bon repas, dont ils étaient généralement sevrés ! par contre, que de larmes furtives essuyées en cachette, dans les plis du rideau qui drapait la sortie des artistes, à l'occasion d'un faux pas, ou d'un exercice raté, ou de trop maigres applaudissements.


Je revois encore l'un des frères Baracetta, trapéziste de grande classe, qui, sur la place du château, au cours de ses périlleux exercices, heurta du talon un piquet de fer, et il s'y fit une grave blessure qui au dire du Docteur, aurait dû l'immobiliser dans son lit pendant de longs mois, mais dès le lendemain, notre gymnaste, se mit au travail sans désemparer, s'escrimant à créer un numéro sensationnel, qui excluait de tout effort sa jambe raidie, devenue gênante, il parvint, refoulant le rictus de douleur, à s'exhiber, avec le sourire ,devant le public… Son public !


Vous direz ce que vous voudrez, mais moi, je pense, que ça c'est mieux que du courage ! c'est de l'héroïsme !...


Quant à nous, l'esprit d'imitation nous poussa jusqu'à dresser une barre fixe, nos prouesses n'y dépassèrent guère le stade pénible de rétablissements à force de poignets : à l'allemande, ou par balancement du corps en passant la jambe ; aucun de nous ne réussit le "Grand Soleil" qui aurait représenté, à nos yeux, la suprême consécration athlétique. Le découragement aidant, tout cela passa … comme la mode… comme le temps des cerises !



La Gloria

N'allez pas croire que nous vivions dans une Thébaïde, ou en un cloître hermétique, dans une atmosphère d'austérité et de constantes mortifications.

Grand-père était un républicain sincère et convaincu, le 14 juillet, par exemple, était traditionnellement l'occasion d'un meilleur repas, et, bien que la campagne ne fût pas le lieu rêvé pour des manifestations patriotiques et spectaculaires, nous nous en sortions pas moins, tous les drapeaux disponibles, aux couleurs fraîches ou fanées, que nous arborions fièrement aux fenêtres, et aussi, tout en haut d'un mât, à l'entrée de la propriété, il me souvient même de certain feu d'artifice (vraisemblablement en 1899) qui comportait deux rosaces tournantes, le soleil, en cascade, au centre, encadré de nombreux feux de bengale et ponctué d'une ou deux douzaines de serpenteaux (à trois pour un sou). Et cela non point pour l'éducation et l'édification des masses, mais pour fêter dignement l'anniversaire … de la République ! Cela ne nous apparaissait ni mesquin, ni ridicule, nous y voyions, quant à nous, le symbole de la liberté !

Revenons, cependant, à nos récits et contes de la veillée : Grand-mère y avait sa part ; en voici : Conte ou récit réel, je ne saurais l'affirmer, mais nous prîmes un réel plaisir à l'entendre.

Vous savez, tout comme moi, que pendant la semaine qui précède Pâques, toutes les cloches de France et de Navarre, prennent par la voie des airs, le chemin de Rome, pour y être bénies et sanctifiées jusqu'à l'année suivante (celles de Cagnes n'étant pas exclues du Saint pèlerinage) mais ce que vous savez peut-être moins bien, c'est que cette époque de l'année est la plus propice au semailles de melons, pastèques, courges et même calebasses et cougourdons, mais que vous ne sauriez espérer réussite certaine, que si vous avez soin de mettre en terre les graines de ces cucurbitacées pendant le court moment où les cloches, retour de Rome sonnent à toute volée "la gloria". Scientifiquement, je ne soutiendrais pas là thèse, mais, si vous vouliez soulever les protestations indignées des Cagnois de l'époque vous n'auriez eu qu'à prétendre le contraire.

Donc, un couple de nos bons concitoyens, d'âge mûr, possédait une terre fertile, un peu au-delà des Colettes. La vigne, hélas ! venait d'y vivre ses derniers beaux jours, terrassée par le phylloxéra et notre ménage, ne voulant laisser inculte si bonne terre, avait fait procéder à un défonçage en règle (labour profond, particulièrement favorable à la culture des melons, cela vous le savez, sans doute ?)

Nos deux époux, fidèles à la tradition, avaient, au préalable, creusé des trous profonds, garnis d'une dose plus que copieuse de fumier de cheval, et même, comble de précaution, l'avait recouvert d'un lit douillet de terre fine, pour en isoler la semence.

Ils en étaient là de leurs préparatifs, légitimement heureux et fiers de l'avancement de leurs travaux, lorsqu'une crainte se manifesta. Nous sommes, tous deux, un peu durs d'oreille, et si nous allions ne pas entendre le bienheureux carillon ? Quelles déceptions en perspective ! Écoute Mariette, tu devrais te rapprocher du clocher, grimper sur la crête des Colettes, en face, et là, dès le premier tintement, tu m'alerteras d'un cri. D'un pas alerte, la distance fut vite franchie par la digne épouse : les voilà tous deux attentifs au moindre bruit, dans l'attitude d'un archer sur sa tour de guet.

Tout à coup des vibrations insolites ébranlent l'air, notre vigilante gardienne s'écrie à tue-tête "Jean la Gloria sonne !" et de toute la vitesse de ses jambes, dévale la pente, pour regrimper en hâte la côte opposée et prêter assistance à son laborieux époux.


En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, les graines furent mises en place et recouvertes d'une légère couche de terreau. Soufflants, haletants, baignés de sueur, mais radieux, nos deux semeurs levèrent enfin la tête, lorsque : consternation de la désolation une saute de vent leur apporte un carillon argentin de cloche en délire, à vous étourdir tout un régiment de sourds ! la première alerte avait été provoquée par le braiment d'un âne !!!

Que faire grand Dieu ? Mariette réagi la première : recommençons l'opération, mon pauvre homme et les voilà déterrant à toute vitesse chaque potée de graines, pour les ressemer dans le trou suivant, qui venait d'être libéré ; ils y mirent tant d'ardeur, aiguillonnés par un brin de dépit, d'où n'était pas exclue une pointe de colère, qu'il réussirent le tour de force, de remettre tout en ordre, selon la formule, avant que la Gloria n'ait fini de sonner et je me suis laissé dire que la bonne fortune bénissant leur laborieux efforts, oncques ne revit telle abondance de cucurbitacées.


L'on dit même que c'est par cette fameuse récolte que fut créée la dynastie des courges, dont l'une servit à désigner le maire de Cagnes, sous la première République.

Pourvu que Dieu me prête vie, je vous conterai également cette histoire.




La langue Provençale : les oignons



Certain soir à la veillée Grand-mère nous raconta :


Vous ignorez, sans doutes, mes enfants, que si la langue Française est maintenant la seule officielle, généralisée dans la France entière à l'exclusion de toute autre, le Provençal fût, en son temps, doté de règles grammaticales et et la rivalité : langue d'Oïl (français) et langue d'Oc (provençal) a été, longtemps, l'objet d'ardentes polémiques ; finalement la langue d'Oïl a prévalu, sans pour cela s'imposer dans la masse des populations méridionales (la nôtre en particulier) ainsi, dans un passé relativement récent, l'instruction n'étant pas répandue comme de nos jours, le patois était pratiquement le seul langage usité chez nous ; l'on pouvait entendre des réflexions, fort amusantes, de la part des autochtones, ne connaissant pas d'autre moyen de s'exprimer.


Toute personne ne sachant discourir correctement dans le dialecte local, était qualifiée "d'étranger" avec cependant certaines nuances : "étranger à la commune" si la prononciation n'était pas parfaite et conforme d'expression et d'intonation, "étranger du dehors" si l'interlocuteur persistait à ne pas comprendre le patois du village (même au prix de quelques entorses à la phonétique), alors les quolibets ne manquaient pas de pleuvoir… Voyez un peu, ce "franciot", Il a peur de s'écorcher les lèvres en parlant notre brave et beau patois… Et alors, mon beau Monsieur ! Vous ne pouvez pas parler Cagnois … comme tout le monde !! Regardez-le donc, ce Parigot avec son parler pointu, il se prend pour quelqu'un … et tant d'autres quolibets du même genre.


Oui, mais toute médaille a son revers, vivre en vase clos, serait une bonne chose, si l'on avait de tout à profusion : rien à vendre, rien à acheter, ce n'était pas toujours le cas ; ainsi, une certaine année exceptionnelle, valut à notre beau pays de Cocagne, une récolte d'oignons comme on n'en avait jamais vu et comme on n'en reverra, sans doute, jamais plus. Ne pouvant les consommer tous sur place, il fallait bien engager des pourparlers en cette langue française abhorrée ; Nécessité fait loi, deux des plus distingués concitoyens de notre vieux bourg, furent délégués pour savoir d'abord : Comment se dénommaient en vrai français, ces bulbes surabondantes, voir ensuite quelles seraient les possibilités d'écoulement.


Nantis de provisions de bouche, copieuses et variées, chargées sur un bourricot, ils se rendirent à Paris, seul lieu capable de les renseigner et permettre l'accomplissement de leur double mission.


Ils apprirent là, par le truchement d'un Cagnois établi dans la capitale, comme Hôtelier-Restaurateur 1°: Que les "sèbes" s'appelaient "oignons à Paris. 2°: Qu'ils étaient largement utilisés en cuisine, notamment pour confectionner une délicieuse soupe dite "soupe à l'oignon", dont il avait précisément la spécialité. 3°: Quelle qu'en fût la quantité, il se faisait fort de les écouler à un bon prix. Supputant déjà un bénéfice substantiel, et la possibilité d'une considération accrue, de la part de ses concitoyens Cagnois, pourrait bien, par la suite (sait-on jamais ?) donner son nom à une Rue ou Place Publique du Vieux Bourg !...


Heureux du résultat de leur démarche, nos deux délégués s'engagèrent, en même équipage sur le chemin du retour, mais, comme ni l'un ni l'autre, ne savait lire ni écrire, ils prirent la décision de répéter tout au long du trajet le nom bienheureux : oignons… oignons … oignons … à chaque pas et à tour de rôle, à chaque heure du jour et de la nuit ; je vous laisse à penser la litanie des oignons qui s'égrena tout au long de la route, sur un pareil parcours.


C'est à bout de souffle, hâves et dépenaillés, maigres comme des chats de gouttières, qu'ils atteignirent, puis dépassèrent Antibes ; exténués, un sursaut d'énergie et un ultime effort les conduisit tous droit au sommet d'une colline d'où ils purent contempler à loisir, leur vieux bourg natal.


Là, un temps d'arrêt, l'âne se mit à braire de contentement, les deux compères, enchantés, ravis, tombèrent à genoux et dans une extase, comparable à celle que dût éprouver Christophe Colomb, en vue de l'Amérique, ils s'écrièrent d'un seul élan du cœur, et à l'unisson des voix, "oh lou nouastre beou Cagna"!!


Puis se ravisant, s'interrogèrent anxieusement tous deux : pâles et tremblants : Et le mot ? le mot magique ! Tu te rappelles toi ? ma fois, non !


Mon Dieu ayez pitié de nous ! C'est sans doute, par la grâce de Dieu, que leur vint l'inspiration : Sèbes nous les appelions, Sèbes nous les appellerons[1]. Nous expliquerons aux Cagnois que les Parisiens sont vraiment trop bêtes, qu'ils ne connaissent même pas le nom de ces appétissants bulbes, mais que, par contre, nous avons appris comment se confectionne une bonne soupe de Sèbes et aussi comment on réussit de délicieuses "pissaladières" !


Et en définitive c'est nous qui nous lècherons les doigts ! Voilà !!!

[1] Soit en cagnois Séba li dien Seba li diren 


Transports et communications



Parlant du temps de mes aïeuls, je vous disais que les communications avec les villages voisins, ne s'opéraient guère qu'à pied ou au moyen d'ânes ou de mulets que l'on montait à bât ou que l'on conduisait à pied en les menant par la " figure", au bout de la bride ou du licol.


Il me souvient d'un fait amusant, que je ne saurais passer sous silence ; Grand-père et Grand-mère, alors jeunes mariés, avaient pris la charge d'élever une cousine orpheline : Tante Mion, ce nom me parait être le diminutif de : Camille, Mireille, ou Marion ? Je ne saurais l'affirmer, mais ce que je puis dire, c'est que c'était une bien brave personne que nous aimions bien et qui nous payait de retour.


Elle fût, à son tour, mariée de façon convenable, et le jeune couple s'en alla habiter à Antibes. Grand-mère avait été invitée maintes fois à leur rendre visite, elle en avait d'ailleurs grande envie, mais elle ne connaissait pas leur adresse exacte… Et puis : franchir ces dix kilomètres à pied, sans indication précise, lui paraissait bien hasardeux, lorsque Grand-père lui suggéra une idée : mais ma brave Marianne, que tu n'as pas, je suppose, l'intention d'y aller les mains vides, prends donc notre bourriquot, qui lui est déjà allé plusieurs fois chez eux, tu n'as qu'à charger dans les corbeilles (les gourbins) ce que tu comptes leur offrir, t'assoir au milieu du bât et te laisser conduire, je t'assure que cet animal a de la mémoire il t'y mènera directement.


Pas très rassurée, Grand-mère se rendit pourtant à ces bonnes raisons, et la voilà juchée sur son humble monture qui à pas lents et mesurés trouvait encore le moyen de musarder tout au long de la route, cueillant par-ci, par-là, une touffe d'herbe tendre, une fleur de chardon ou une tige de pissenlit, elle eut même, sitôt après la Brague, certaines velléités de s'écarter du droit chemin. Grand-mère était bien près de s'alarmer, lorsqu'elle s'aperçut que l'animal ne visait à rien d'autre que se désaltérer à la fontaine du bord de la route de "La Fontonne", elle s'en trouva rassurée et la promenade reprit, d'une allure grave et solennelle pour ne prendre fin que devant la porte d'un immeuble près de l'hôpital dans l'enceinte des remparts, où notre Aliboron piqua un arrêt ferme et catégorique. Grand-mère n'eut qu'à pousser un appel discret "Mion !" pour voir apparaitre à la fenêtre la figure réjouie de sa cousine et mettant pied à terre, tomber dans ses bras.


Puisque je suis sur le chapitre "Transports et Communications " je vous disais, ce qui est très vrai, que les déplacements de personnes ne s'effectuaient que par diligence pour les longs parcours, au temps de la jeunesse de mes grands-parents (vos trisaïeuls). Par la suite, la construction de la voie ferrée eut comme conséquence un trafic accru, amplifié encore lorsque l'annexion de Nice à la France ouvrit de nouveaux débouchés, les échanges épistolaires qui en découlèrent obligèrent les Services Postaux à remplacer les Courriers à pied par des voitures à chevaux, entreprises subventionnées selon la distance et l'importance du trafic, elles devaient assurer des liaisons régulières, de ville à ville pour le transport des lettres, missives, paquets postaux, dans les deux sens à jours dits et presque à heure fixe ! Il leur était loisible de transporter, pour leur compte, des personnes, leurs bagages, des paquets peu volumineux, et même, de se muer en Commissionnaires.


J'ai encore nettement à ma mémoire la physionomie de l'un de ces intéressants "Courriers " c'est ainsi qu'on les appelait : je le revois sous le jour d'un bonhomme souriant, jovial, un tantinet farceur, et, chaque fois qu'on le chargeait d'une commission pour le bourg voisin : Comme par exemple : 'Père Garidon', achetez-moi donc, à la pharmacie, pour douze sous d'huile de ricin, sans lui remettre le montant de l'achat, accompagné du pourboire normal, il s'écriait d'un air malicieux "Acco es dich" (Cela est dit !) et cela restait dit ; mais si la même demande lui était faite, avec, à l'appui une pièce d'un franc, suivie du sacramentel "Vous garderez le reste", alors son sourire se précisait … et la réponse aussi : "Acco es fach" (cela est fait) et, réellement cela était fait le jour même ! ! !


Sans sortir du sujet "Evolution des moyens de transport", une chose qui présenta bien des côtés pittoresques fût, par la suite, la création d'un Service Maraîcher, après l'annexion de Nice à la France en 1860.


Cette branche d'activité humaine, suscitait des compétitions, car, n'ayant aucun caractère officiel, ni appui administratif, la concurrence s'exerçait librement, et l'on serait tenté de croire que ses contemporains, certain présomptueux, espérait gagner plus largement sa vie, que le titulaire en place.


C'est ainsi qu'un beau jour, vers 1893, à son de trompe et de tambour, le crieur public annonça la création d'un nouveau service d'omnibus à destination de Nice, assurant le transport des fruits, légumes et voyageurs dans des conditions inconnues à ce jour.


L'équipage vaut d'être dépeint : Un véhicule grinçant, branlant et brinquebalant, d'une taille au-dessus de la normale, qui se donnait un faux air de jeunesse, grâce à une couche de peinture fraiche, d'ailleurs assez mal étalée, qui soulignait, bien plus qu'elle ne cachait, les traces de chocs, les cabossages et les tâches de rouille, antiques et vénérables.


Cet équipage baptisé "l'Océan" par les voyageurs, justifiait bien son nom, par le roulis et le tangage auquel il les soumettait. Les deux chevaux : "Papillon" et "Favori" qui avaient pour mission, de trainer "l'Océan" à toute vitesse, en auraient été bien incapables, vu leur petite taille, et leur maigreur squelettique.


Le conducteur, presque aussi maigre que ses deux vaillants coursiers (ce qui n'est pas peu dire !) : le geste large, le verbe haut, guides d'une main, fouet de l'autre, faisait penser à Jupiter tonnant, mais par un malheureux hasard, le pauvre bégayait comme il n'est pas possible à un honnête homme de le faire. Et les qué …qué … Hue Parpaillon ! Et qué … qué … Hue Favourin ! articulés à grands cris et ponctués de claquements de fouet sonores et retentissants, donnaient à l'ensemble une note d'un pittoresque accompli, mais ne suffisaient pas toujours à stimuler l'ardeur de ses deux chevaux, poussifs et harassés, à chaque montée du chemin, comme la fable du "Coche et de la Mouche" : l'équipage soufflait, suait, était rendu ! Les voyageurs étaient contraints de descendre pour pousser la guimbarde, et lui faire franchir les mauvais pas.


Il était bruit à l'époque de l'établissement prochain d'une ligne de tramway électrique ; alors notre courageux voiturier serrait les poings, grinçait des dents et dans un geste de défi lançait à la cantonade cette tirade enflammée " bon … bon … bob … qui … qui … qu'ils y viennent ! ... J'ai … j'ai … pas… pas… peur moi !... Avec mes deux cou… cou… coursiers et mo … mo … mon océan… je te … te … les coulerai !! ...


Hélas cet orgueilleux projet, se réalisa en sens inverse et ce fût lui qui dût capituler, mais il le fit en grand seigneur : l'administration des Tramways lui proposa un emploi de Wattman ou de Contrôleur dans ses services, il repoussa dignement cette offre, mais peu à peu, ses affaires déclinèrent, il dût s'expatrier, lui et sa nombreuse famille, et poursuivre, ailleurs, ses rêves d'hégémonie !


"Sic transit gloria Mundi !"

 
 
 

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